Raymond Loewy, le pionnier du design industriel

La France peut s’enorgueillir d’avoir compté 2 figures majeures qui ont donné au design industriel du XXe siècle ses lettres de noblesse. Le premier, Roger Tallon, a accompagné le décollage économique de l’industrie française de l’après-guerre. Le Musée des Arts Décoratifs de Paris s’apprête d’ailleurs à lui consacrer une rétrospective-hommage – Roger Tallon, le design en mouvement, 08 septembre 2016 au 08 janvier 2017 – et son travail est étroitement lié au développement de l’image de la SNCF, en particulier le TGV. Le second, Raymond Loewy, né à la toute fin du XIXe siècle, a incarné plus qu’aucun autre designer, l’American Way of Life triomphant des Etats-Unis d’Amérique du XXe siècle. Si Raymond Loewy est né en France à Paris en 1893, l’essentiel de sa carrière s’est faite aux Etats-Unis. C’est pourquoi en France, il est perçu comme le grand pionnier américain, l’émigré français parti tenter sa chance, avec une success story stupéfiante aux USA. 30 ans après sa mort, il reste une icône de l’autre côté de l’Atlantique. Rappelons ainsi qu’il a droit, en 1949, à la couverture du Time, excusez du peu ! Ses créations ont inondé et continuent de s’afficher dans le monde entier. Le logo de la coquille Shell et le concept de station services c’est lui, le paquet de cigarettes Lucky Strike aussi, les enseignes l’Oréal, Air France ou encore Monoprix, c’est encore lui ! [caption id="attachment_5558" align="aligncenter" width="607"]Time-Raymond-Loewy Raymond Loewy, couverture du Time du 31 octobre 1949. Source : www.artjuice.net[/caption] Elevé dans un milieu bourgeois et intellectuel, Raymond Loewy montre rapidement des capacités supérieures à la moyenne pour le dessin et les mathématiques. En 1919, après le 1er conflit mondial, il part tenter sa chance aux Etats-Unis, imitant en cela ses deux autres frères. Loewy fourbit ses premières armes en tant que dessinateur de mode et s’intègre progressivement dans la haute-société new-yorkaise de l’époque. Sa carrière décolle véritablement à partir de 1929 où il obtient le poste de directeur artistique de la Westinghouse. Puis, très vite, il ouvre sa propre agence de design à son nom. Les premiers succès vont alors s’enchaîner, avec comme réalisation notable, la nouvelle ligne du réfrigérateur Coldpsot de la société Sears Roebuck en 1934. À l’époque, La Sears Roebuck Company de Chicago est une société de vente par correspondance. Grâce à l’ingéniosité de Loewy, le nouveau frigidaire possède une ligne avant-gardiste. Le designer ayant conçu une enveloppe extérieure à base de pâte à modeler peinte et équipée de fausses poignées, d’enjoliveurs et d’écussons. Pour le côté pratique, une pédale qu’actionne la ménagère permet d’ouvrir le frigidaire avec le pied ou le coude. Le style moderne du produit ménager fait un carton : en un an, les ventes explosent de 300%, les 275.000 exemplaires commandés sont atteints rapidement et Raymond Loewy augmente en proportion ses honoraires. [caption id="attachment_5560" align="aligncenter" width="580"]loewy-coldspot Raymond Loewy (à droite) devant le réfrigérateur Coldspot, 1935. Source : www.design-is-fine.org[/caption] [caption id="attachment_5561" align="aligncenter" width="585"]Loewy-coldspot-sreamlining Raymond Loewy, réfrigérateur Coldspot, 1934. Source : www.daniellaondesign.com[/caption] D’autres réalisations viendront confirmer le talent de Loewy pour faire décoller les ventes d’appareils ménagers. Le designer commence à avoir une certaine notoriété et c’est tout naturellement que le Metropolitan Museum de New York lui fait appel pour réaliser une version idéale de ses bureaux de design pour l’Exposition annuelle d’art industriel américain de 1934. En collaboration avec le décorateur d’intérieur Lee Simonson, Loewy conçoit un bureau design très moderne pour l’époque. L’horloge murale, par exemple ne comporte pas de chiffres, le mobilier est en grande partie en tubes métalliques. En 1935, Loewy agrandit son agence en lui ajoutant un département d’architecture spécialisée. Il en confie la direction à William Snaith, un architecte new-yorkais brillant, avec qui il formera un duo efficace en affaires. Car, si Loewy a bien compris que pour réussir aux Etats-Unis, le design devait faire vendre les produits, William Snaith a quant à lui compris très tôt le succès à venir des grandes surfaces commerciales, temples de la grande consommation. Le tandem Loewy-Snaith va donc concevoir durant des décennies des supermarchés, des grands magasins, mais aussi des bâtiments publics comme les gares. Leur réflexion s’étend aussi au design d’intérieur : halls d’accueil et bureaux. Loewy étant d’ailleurs souvent consulté par les plus grandes firmes américaines pour les aider à concevoir leurs stands gigantesques lors de salons ou shows. Les puissantes entreprises américaines qui prospèrent rapidement dès la fin de la seconde guerre mondiale s’arrachent désormais les services du « French designer ». Loewy invente un design efficace et esthétique, au service de la diffusion des produits de l’American Way of Life… [caption id="attachment_5562" align="aligncenter" width="627"]Loewy-metropolitan-museum-of-art Bureau et studio de design du Metropolitan Museum of Art, New-York, 1934. Design signé par l'Agence Raymond Loewy. Source : www.pinterest.com[/caption] [caption id="attachment_5563" align="aligncenter" width="602"]Loewy-lord-and-taylor Loewy, grand magasin Lord et Taylor, Manhasset, New York, 1941. Source : www.pinterest.com[/caption] [caption id="attachment_5564" align="aligncenter" width="620"]loewy-JFK Restaurant et Coffee Shop « Union News » du Terminal 5 de l'aéroport international John-F.-Kennedy, le terminal de la compagnie TWA, années 60. Source : www.wikipedia.org[/caption] Raymond Loewy doit en effet sa renommée à des réalisations symboles du rêve et du marketing américain. À l’automne 1940, Georges Washington Hill, le président d’American Tobacco, roi du tabac, se déplace en personne pour rencontrer Loewy et lui demande de concevoir un nouvel emballage pour la marque Lucky Strike, moyennant 20.000 $ d’avance et 30.000 $ supplémentaires si le projet est accepté. Raymond Loewy s’exécute, et très habilement va moderniser l’image de Lucky sans pour autant dénaturer la marque. Loewy propose d’habiller le paquet d’un blanc brillant alors qu’à l’époque les grands cigarettiers américains se contentent d’un papier kraft brun très masculin, en référence au tabac. La célèbre cible rouge qui caractérise la marque est eIle conservée. Il envisage aussi de faire imprimer le logo des deux côtés du paquet, une publicité gratuite pour la marque car, dixit le stratège en marketing : « La marque a mathématiquement deux fois plus de chance d’être lue ». Plus tard, Loewy concevra un accessoire supplémentaire au packaging de l’étui : un film de cellophane que l’on arrache en tirant sur un discret filet rouge, invention qui a toujours cours aujourd’hui d’ailleurs ! La cure de jouvence proposée par Loewy à l’étui Lucky marche formidablement bien. La marque avec le papier brillant blanc se distingue de ses concurrents et depuis, pas un seul marketer avisé n’a eu l’idée de retoucher au célèbre cercle rouge sur fond blanc ! [caption id="attachment_5565" align="aligncenter" width="610"]Loewy-Strike Dessin pour le nouvel étui Lucky Strike, Raymond Loewy, 1940-1942. Source : www.indexgrafik.fr[/caption] [caption id="attachment_5566" align="aligncenter" width="609"]loewy-lucky-strike Nouvel étui Lucky Strike, design Raymond Loewy, 1942. Source : www.indexgrafik.fr[/caption] D’autres coups de maître dans le travail sur le logo et l’identité de la marque jalonneront la carrière de Loewy. C’est ainsi à lui que l’on doit en 1971 le fameux logo très géométrique en forme de coquille de la marque Shell qui n’a pas changé depuis. Simple, facile à retenir et élégant, c’est toujours le même aujourd’hui. Plus tôt en 1957, Loewy avait déjà frappé avec la création du logo de la marque de biscuits Lu. On lui doit aussi en 1969 la création du logo de l’enseigne française de prêt-à-porter masculin New Man, qui possède la particularité de se lire dans les deux sens. Loewy travaillera aussi pour deux grandes autres sociétés pétrolières dont il réalisera les logos : La British Petroleum (BP) et EXXON. À ceux-là on peut encore ajouter les logos de L’Oréal, Monoprix et Spar. En quelque sorte, un Who’s Who de marques mondiales et françaises… Entouré d’équipes compétentes, Raymond Loewy agit même en visionnaire, lorsqu’avec sa société française la C.E.I (Compagnie d’Esthétique Industrielle, pendant français de son agence américaine), il suggère aux dirigeants de Shell de faire entrer la station-service dans une nouvelle ère. Il pense au design des pompes à essence qui doivent permettre aux clients de se servir seuls à la pompe, sans que le tuyau ne touche le sol.  Mais Raymond Loewy a manifesté très tôt une grande passion pour les moyens de locomotion, qu’ils soient roulants ou aériens. trois grandes passions illumineront ainsi la carrière du designer : les trains, l’automobile et l’aviation. [caption id="attachment_5567" align="aligncenter" width="414"]Loewy-Shell Raymond Loewy, logo Shell, 1971. Source : www.thyeverge.com[/caption] [caption id="attachment_5568" align="aligncenter" width="432"]loewy-exxon Raymond Loewy, propositions dessinées pour la réalisation du logo EXXON, 1966. Source : www.thyeverge.com[/caption] [caption id="attachment_5569" align="aligncenter" width="569"]loewy-new-man Le logo de la marque New Man créé en 1969 par Raymond Loewy[/caption] [caption id="attachment_5570" align="aligncenter" width="386"]Loewy-biscuits-LU Raymond Loewy et CEI, logo de la marque de biscuits Lu, 1957. Source : www.artdb.com[/caption] Pré-adolescent Raymond Loewy était déjà fasciné par les engins de locomotion moderne. Ainsi, il allait contempler les locomotives à vapeur au dépôt des Chemins de Fer et assiste en 1904, au décollage d’une « Demoiselle » sur la pelouse de Bagatelle au bois de Boulogne. Quelques années plus tard, arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, Loewy réalise un rêve : celui de pouvoir travailler sur l’aérodynamisme des locomotives des Chemins de Fer de la Pennsylvania Railroad. Le designer conçoit une nouvelle enveloppe pour la locomotive GG-1 de la compagnie. Loewy va alors démontrer sa  capacité à proposer un design pragmatique et rationnel et, grande nouveauté pour l’époque : une simplification dans la conception de la carrosserie d’un monstre de 600 chevaux. Loewy propose en effet de faire souder bord à bord les plaques de la caisse en un élément unique assemblé au sol, comme cela se fait déjà dans l’industrie automobile. Autre nouveauté : Loewy fait poser sur la carrosserie du véhicule de grandes bandes dorées qui permettent aux équipes de  maintenance d’avoir un repère visuel avant le passage de la locomotive. Les initiatives de Loewy s’avèrent un grand succès : la carrosserie simplifiée, revient moins chère à entretenir et les coûts de fabrication sont abaissés. Cette réussite marque le début d’une longue collaboration entre l’agence de design américaine de Raymond Loewy et la Pennsylvania Railroad, de 1934 à 1959.   [caption id="attachment_5571" align="aligncenter" width="605"]Loewy-locomotive La locomotive GG-1 de la Pennsylvania Railroad, en fonctionnement de 1935 à 1983. Design Raymond Loewy. Source : www.curbsideclassic.com[/caption] [caption id="attachment_5572" align="aligncenter" width="691"]loewy-locomotive-PRR-GG-1-4935 Raymond Loewy devant la locomotive PRR GG-1 4935. Source : www.pinterest.com[/caption] En 1937, Raymond Loewy reçoit la médaille d’or des transports récompensant ses travaux pour sa locomotive GG-1 et rentre en négociation avec le constructeur américain Studebaker qui lui demande d’intervenir sur un de ses modèles, La Champion. Un an plus tard, en 1938, Loewy connaît son 1er succès pour la firme de l’Indiana avec la berline Président, qui sera élue « Plus belle voiture de l’année ». En 1939, il devient directeur général du design de toutes les voitures Studebaker. Comme lors de son travail pour la locomotive GG-1, Loewy débarrasse les modèles Studebaker du surplus inutile sur la carrosserie et met au point des concepts de carrosserie moderne. Loewy conçoit des véhicules aérodynamiques pour l’époque, dont la forme semble « bondir vers l’avant ». Au début des années 50, Loewy perfectionne et conçoit définitivement un style d’avant de voiture que les Américains dénommèrent « Bullet Nose ». La ligne devient agressive, au milieu de l’avant se trouve un rond avec deux parties chromées en forme d’hélice de chaque côté. Deux entrées d’air imposantes font leur apparition et divise la carrosserie avant en 2. Au final, Loewy régna en maître sur le design des Studebaker de 1938 à 1962, produisant des modèles avant-gardistes pour l’époque, comme le modèle Avanti que ne renieraient pas ses homologues italiens, avant la fermeture de la branche automobile du groupe en 1966. [caption id="attachment_5573" align="aligncenter" width="660"]Loewy-voiture Publicité du 21 août 1954 pour les modèles du constructeur signés Raymond Loewy. Source : www.pinterest.com[/caption] [caption id="attachment_5574" align="aligncenter" width="627"]raymond-loewy-voiture Raymond Loewy pose avec la Studebaker modèle Avanti, 1962. Source : www.blogautomobile.fr[/caption] Raymond Loewy, désormais installé comme LE designer industriel à succès – en 1955 l’agence américaine Raymond Loewy emploie 250 personnes pour un CA annuel de 3 Milliards de dollars – rencontre les plus grandes célébrités de son époque. Lors d’une visite officielle du président américain John Fitzgerald Kennedy à Palm Springs, Loewy confie à son ami Godfrey McHugh, « attaché aux forces aériennes du Président » que décidément, l’avion présidentiel manque de standing avec ses couleurs rouge infirmerie. Loewy, sans le savoir, tape une nouvelle fois dans le mille. JFK en personne le recevra pour quelques séances de travail et Loewy modifie totalement l’aspect extérieur d’Air Force One. Exit le rouge criard et place à des couleurs nobles, le fuselage porte désormais un élégant bleu pâle. Plus tard, le président lui commandera la décoration intérieure d’Air Force One. [caption id="attachment_5575" align="aligncenter" width="635"]avion-loewy Air Force One sur l'Aéroport JFK de New-York arborant les couleurs et le graphisme extérieur conçus par Raymond Loewy en 1962 et retenus par le Président. Source : www.seattletimes.com[/caption] [caption id="attachment_5576" align="aligncenter" width="587"]Concorde-Loewy Publicité pour la cabine du Concorde dessinée par Raymond Loewy, utilisée de 1976 à 1985. Source : www.concordebyaf.free.fr[/caption] [caption id="attachment_5577" align="aligncenter" width="586"]loewy-concorde Set de table à bord du Concorde signé Raymond Loewy, 1976. Source : www.concordebyaf.free.fr[/caption] Toujours dans l’aéronautique, Loewy se voit confier par Air France l’aménagement intérieur du Concorde et de ses plateaux repas en 1976. Puis Loewy exerce son talent pour la NASA, la tête dans les étoiles, pour réaliser le design de l’intérieur de la station spatiale Skylab, la première station spatiale lancée par l'agence spatiale américaine. Agé bientôt de 75 ans, le grand designer se passionne pour un projet ambitieux : ouvrir l’ère des vols spatiaux habités en offrant de vraies conditions de travail et de confort aux astronautes en vol. Au final, l’ensemble des propositions émises par Loewy pour l’aménagement de Skylab ont accouché de petites améliorations à l’intérieur de la station spatiale, mais ont considérablement fait avancer la réflexion sur le cadre de vie et le bien-être lors de vols spatiaux habités. Raymond Loewy, en étroite collaboration avec William Snaith ont ainsi travaillé sur de multiples sujets : des combinaisons spatiales des astronautes aux maquettes des équipements hygiéniques de la station orbitale, en passant par la conception de la salle à manger de Skylab.  [caption id="attachment_5578" align="aligncenter" width="581"]loewy-nasa Design pour la NASA, Saturn 5 Space Station, 1972. Préparé par Raymond Loewy et William Snaith. Source : www.paleofuture.gizmodo.com[/caption] [caption id="attachment_5579" align="aligncenter" width="614"]Loewy-snaith Saturn Five Space Station, 1972. Etude pour l'habitation avec un hublot, Raymond Loewy et William Snaith. Source : www.rediscoveredpaper.com[/caption] Raymond Loewy a irrigué comme personne de son ingéniosité et de son sens du marketing le design industriel américain du XXe siècle. Ce n’est pas un hasard s’il est ainsi l’unique « étranger » d’une liste publiée par le magazine Life en 1969, des 100 événements les plus importants de l’histoire des Etats-Unis depuis 1767. Il fut notamment le premier à comprendre que le design avait des conséquences sur le succès commercial d’un produit. Il joua à la perfection un rôle : celui de faire comprendre aux capitaines d’industrie et autres ingénieurs que les produits industriels se vendent mieux s’ils sont esthétiques, en induisant des réductions dans les coûts de fabrication grâce à un design simplificateur. Raymond Loewy exprima cette pensée dans un livre désormais culte : « La laideur se vend mal » - 1ère parution en 1953 -. Dans cet ouvrage, Loewy crée la profession d’esthéticien industriel. Son crédo : donner une harmonie parfaite à l’objet, qu’il s’agisse d’une locomotive, d’une voiture, d’une poubelle, d’un aspirateur… 30 ans après sa mort, le discours et l’empreinte de Loewy sur le monde industriel contemporain reste toujours d’actualité…    [caption id="attachment_5580" align="aligncenter" width="612"]raymond-loewy-design Hommage à Raymond Loewy, 1ère de couverture d'un numéro spécial d'International Design, novembre 1986. Source : www.flickriver.com[/caption] En complément, une bande audio très courte dans laquelle Raymond Loewy exprime sa conception du design : http://www.rediscoveredpaper.com/audio/good_design2_low.wav

Ecrit par François Boutard

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