Les grandes figures féminines de l’histoire du design
Des femmes très talentueuses ont marqué de leur empreinte l’histoire du design au XXème siècle. Pourtant, moins bien payées que leurs homologues masculins, encore moins récompensées, trop peu d’entre elles ont accédé à la notoriété qu’elles méritaient de leur vivant. Une injustice que les experts et autres commissaires essaient de réparer. La preuve en est avec les rétrospectives consacrées à Charlotte Perriand en 2005-2006, puis plus récemment à Eileen Gray en 2013, par l’une des institutions culturelles les plus influentes en matière d’art contemporain, le Centre Pompidou.
À bien regarder les périodes charnières de l’histoire du design, il y a toujours eu des créatrices innovantes et inspirées : de l’époque du Bauhaus aux années 80, en passant par le développement du design industriel après la Seconde Guerre Mondiale. Cet article revient sur les grandes figures féminines de l’histoire du design, et celles un peu moins connues, souvent à tort.
Une des premières grandes figures féminines de l’histoire du design se nomme Eileen Gray (1878-1976). Née à Enniscorthy dans le sud de l'Irlande, Eileen Gray est déterminée à mener une carrière artistique et renonce au mariage avec la volonté d’entrer dans une école d’art. Elle entre à la Slade School of Fine Art à Londres, puis décide de partir seule vivre à Paris. Dès 1902 elle expose au Grand Palais une aquarelle, puis une peinture en 1905 pour le Salon de la Société des artistes français. Elle vient progressivement à l’artisanat d’art et ouvre en 1910 un atelier avec le maître laqueur et sculpteur d’origine japonaise naturalisé français, Senzo Sugawara. Elle commence alors à exposer des panneaux décoratifs, combinant laques et bois rares, abstractions géométriques et motifs d'inspiration japonaise.
Le début des années 20 marque un tournant dans la carrière d’Eileen Gray. Elle prend connaissance du mouvement hollandais avant-gardiste De Stijl et des premières réalisations en tube d'acier de Marcel Breuer qui la pousse à renoncer au style Art déco. Elle commence alors à concevoir du mobilier. Elle est, avec Marcel Breuer, René Herbst, Charlotte Perriand ou encore Gerrit Rietveld (lien design-market), l'un des précurseurs du mobilier à structure acier tubulaire. Arrive alors le grand projet de sa carrière : elle édifie, de 1926 à 1929 avec son compagnon l’architecte roumain Jean Badovici, la villa E 1027, considérée comme l’un des chefs d’œuvre de l’architecture moderne de l’époque. Elle collabore sur la structure de la maison avec Badovici, et crée également l'ensemble du mobilier.
Elle fut l’une des grandes figures de l’École du Bauhaus (1919-1933) et inventa la tapisserie moderne. Anni Albers (1899-1994) reste pourtant assez méconnue. Née dans la bourgeoisie berlinoise, elle s’inscrit à l’école d’arts appliqués de Hambourg, qu’elle quitte insatisfaite, pour tenter l’aventure du Bauhaus (lien design-market) en 1922. Celle qui s’appelle encore Annie Fleischmann s’essaie d’abord aux ateliers bois et métal, mais doit, à contrecœur, adopter le textile, car elle souffre d’une affection neurologique, la maladie de Charcot-Marie-Tooth. Inspirée par les cours de couleurs du peintre Paul Klee (1879-1940), Albers concrétise les objectifs du Bauhaus en concevant des tapisseries à mi-chemin entre le meuble et le tableau, entre la pièce unique et le multiple. Elle fait du tissage un art d’avant-garde dans lequel se développe un langage puissamment coloré aux motifs abstraits.
Parmi les pionnières du design figure bien évidemment Charlotte Perriand (1903-1999). Remarquée dans les années 20 par Le Corbusier, elle collaborera 10 ans (1927-1937) avec le génial architecte suisse et son cousin Pierre Jeanneret pour concevoir le mobilier d’intérieur des édifices conçus par les 2 architectes. C’est ainsi qu’on lui doit la célèbre Chaise Longue modèle LC4 aussi appelée « Chaise Longue Le Corbusier ». Mais Charlotte Perriand, c’est bien plus que ce raccourci. Proche des avant-gardes européennes, japonaises et brésiliennes, elle mena pendant 75 ans une carrière intense qui la conduisit à créer du mobilier rationnel et élégant, réaliser de nombreux aménagements intérieurs pour des projets parmi les plus audacieux de leur époque, jusqu’à consacrer près de 20 ans de sa vie (1967-1989) à l’aménagement de la station « Les Arcs ».
Un nom qui raisonne dans l’histoire du design d’après-guerre et encore aujourd’hui : Knoll. Florence Knoll (1917-2019), présida de 1955 à 1965 à la destinée du très célèbre éditeur américain de mobilier et matériel de bureau Knoll, fondé en 1938 par celui qui deviendrait son mari, Hans Knoll. Considérée par certains comme la « mère fondatrice du design technologique », Florence Knoll va imposer avec son mari un style « knoll » qui mélange architecture intérieure, design, production, textiles et graphisme dans l’aménagement de bureau. Douée, elle fut l’élève du designer et architecte allemand Mies van der Rohe et travailla avec Walter Gropius (1883-1969) et Marcel Breuer (1902-1981). On lui doit de nombreuses pièces de mobilier caractérisées par un design élégant et fonctionnel.
Au-delà de ces 5 grandes figures féminines du design moderne et contemporain, il convient de citer, pour être exhaustif, la designer et architecte d’intérieur allemande Lilly Reich (1885-1947), qui travailla de nombreuses années avec Mies van der Rohe. Eino Aalto née Marsio (1894-1949) ne fut pas que la femme de… et n’a pas créé que des verres (la ligne de vaisselle Bölgeblick pour Iittala). Avec son mari, Alvar Aalto (1898-1916, mariage en 1924), un des plus fameux architecte et designer finlandais, elle conçoit dès les années 20 non seulement des bâtiments, mais aussi des surfaces intérieures, meubles, lampes, ameublement et verrerie. En 1935, les Aalto, avec Maire Gullichsen et Nils-Gustav Hahl créent Artek, une entreprise qui vendait des luminaires et des meubles conçus par les Aalto, et qui existe toujours (propriété de Vitra depuis 2013).
Grand pays de design, l’Italie a aussi vu émerger des designers et plasticiennes de 1er plan ; parmi elles, Anna Ferrieri (1918-2006), directrice artistique de Kartell de 1976 à 1987, Lina Bo Bardi (1914-1992), Gae Aulenti (1927-2012) et Afra Scarpa (1937-2011). Côté scandinave, citons la suédoise Greta Grossman (1906-1999), à l’origine des lampes Grasshopper et Cobra. Enfin, l’anglaise Lucienne Day (1917-2010), femme du designer Robin Day, fut l’une des designers les plus influentes dans le domaine du textile des années 50 et 60.
Pour lire sur la reconnaissance des femmes dans l’histoire du design :
La Voix des Femmes de Libby Sellers, Pyramyd Edition
Femmes Designers : Un siècle de créations de Marion Vignal, Editions Aubanel